Toussaint Louverture est considéré par certains historiens comme le brave rebelle qui a défié Napoléon pour mener la seule révolution réussie de l’histoire par une population asservie par l’esclavage.
Il est parfois, préféré à Jean Jacques Dessalines qui le général victorieux de la guerre de l’indépendance en 1803. Ce qui n’a jamais cessé de provoquer des débats passionnants sur la révolution haïtienne. La première et la seule menée par un peuple d’esclaves noirs contre la France puissance coloniale de l’époque. Nous publions la traduction du texte de Amy Wilentz, journaliste et écrivaine américaine.
En Haïti, il faut faire attention au père fondateur que l’on admire. Le Haïtien moyen pensera d’abord à Toussaint Louverture lorsqu’il parlera de la révolte de son île contre la France à la fin du XVIIIe siècle, et de l’idée originale d’une république noire à part entière : Toussaint l’écurie, l’intense, le génie militaire, courageux, prudent. Mais pour d’autres, le véritable héros de la révolution est Jean-Jacques Dessalines, ou Papa Dessalines, qui aurait été de connivence avec les Français pour écarter Toussaint du pouvoir.
Après l’exil de Toussaint, Dessalines s’est retourné contre les Français, rejetant leur “paix” et leur autorité. Il a poursuivi la révolution jusqu’à sa fin sanglante, mais sans la retenue que Toussaint avait souvent exigée de ses combattants. Koupe tet, boule kay, tel était le slogan de Dessalines : leur couper la tête et brûler leurs maisons. C’est Dessalines qui a finalement mis en déroute Napoléon, forçant les Français à abandonner leur plus riche colonie antillaise et, par extension, la Louisiane. Pourtant, l’histoire de Toussaint Louverture est celle qui a captivé l’imagination du monde entier, car du haut de la structure militaire noire, il a mis ses pensées, ses plans et ses exigences sur le papier, contrairement à Dessalines.
Toussaint, le Black Spartacus
Chaque biographe de Toussaint doit chercher des moyens d’élaborer un récit qui ne soit pas douloureusement familier et de prendre en compte l’héritage de son sujet. Pour Black Spartacus, Sudhir Hazareesingh a effectué une grande partie de ses recherches dans les archives françaises, où sont conservés tant de documents révolutionnaires – notamment les lettres de Toussaint à divers fonctionnaires, commissaires et organisations républicaines françaises. Il est entré dans l’histoire par les aventures militaires de Toussaint et, plus important encore, par sa politique féline.
C’est un récit de licenciements et de rejets, alors que notre héros balaie la voie pour sa propre trajectoire, envoyant des fonctionnaires français à droite et à gauche et les renvoyant chez eux avec des coups de poignard dans le dos, s’assurant ainsi que personne ne puisse jamais devenir plus puissant que lui. Ces récits nous donnent une leçon sur la façon de se débarrasser des intrus indésirables – une tâche si difficile et compliquée tout au long de l’histoire d’Haïti. Seuls les conspirateurs et les comploteurs, les doubles et les manipulateurs, peuvent chasser des ennemis plus puissants qu’eux. C’est ce qu’a fait Toussaint.
Comme le souligne Hazareesingh, Toussaint, qui a très tôt combattu pour l’Espagne à Saint-Domingue (nom colonial d’Haïti), avait l’habitude d’attirer en catimini des officiers noirs ou métis pour les éloigner des Français. Au cours d’une bataille, il a recruté André Vernet, un défenseur métis de l’état-major français. La ville assiégée tombe bientôt aux mains de Toussaint, et Vernet rejoint le secrétariat de Toussaint et épouse plus tard sa nièce.
Si vous pensez à Haïti, Toussaint vous envahit inévitablement l’esprit des perles brillantes (comme la nièce), éparpillées dans tout Spartacus noir, transforment ce récit détaillé, coup par coup, des exploits militaires de Toussaint en un récit éblouissant et compliqué. Elles ajoutent le romantisme et l’intrigue familiale à une intrigue qui est également parsemée de la propre écriture de Toussaint, ce qui sera apprécié par ceux qui n’ont jamais entendu sa voix mondaine, arrogante et éloquente.
Si vous pensez à Haïti, Toussaint Louverture vous envahit inévitablement l’esprit comme un colosse. Sinon, vous n’avez peut-être même jamais entendu parler de ce géant de la libération. C’est ce qu’il a signifié pendant quelques siècles en tant que personnage historique tout en étant noir. Pourtant, les protestations mondiales d’aujourd’hui au nom des vies noires se répercutent sur l’histoire de Toussaint. Son histoire est un avertissement pour notre époque.
Depuis le début, l’importance de ce grand personnage a été débattue des deux côtés de l’échiquier politique. Certains le dépeignent comme un défenseur de l’ordre établi, et essentiellement un conservateur français dans l’âme ; d’autres l’admirent comme un opérateur clandestin rusé qui avait participé aux préparatifs cachés de la rébellion de 1791 contre l’esclavage. Hazareesingh, qui opte pour la théorie de l’opérateur rusé, souhaite s’éloigner de l’idéologie et “revenir à Toussaint” – un homme qui a changé le monde, mais qui n’était encore qu’un homme.
Toussaint était intelligent, brillant cavalier et rapide
En effet, tout ce poids et ce lourd bagage historique était porté par une légère silhouette filiforme aux yeux globuleux et à la mâchoire inférieure. Enfant, Toussaint était maladif et maigre ; il était intelligent, brillant cavalier et rapide, il devint avec le temps cocher et palefrenier de la plantation Bréda, au nord de Saint-Domingue, où il avait grandi. Une des premières images héroïques de Toussaint – connu sur la plantation dans son enfance sous le nom de fatras bâton, traduit par “bâton maigre” – est celle du jeune homme debout “tout droit” sur le dos d’un cheval alors qu’il le guide à travers une rivière en crue.
Finalement, Toussaint a acheté sa liberté et s’est acheté une plantation et d’autres terres, possédant et louant des esclaves et achetant à certains leur liberté : un maître comme les autres – mais pas comme les autres. En tout cas, peu de temps après l’été ardent et destructeur de 1791, Skinny Stick, le cocher de Bréda, est devenu Toussaint Louverture, ancien esclave, aujourd’hui combattant de la liberté.
Pendant la décennie suivante, il ne s’est jamais reposé, dirigeant et soutenant la seule révolution réussie de l’histoire par une population esclave. Il a manipulé et vaincu les trois grandes puissances impliquées dans l’exploitation de sa patrie, et lui et les hommes et les femmes qui se sont battus pour lui ont incarné tous les combattants de la liberté que le monde a connus depuis. Debout devant ses troupes, la tête enveloppée dans un foulard rouge, il “saisissait un fusil, le brandissait en l’air et criait “C’est notre liberté ! N’oubliez pas que cette image est celle de Saint-Domingue des années 1790, et non de l’Angola des années 1970.
Hazareesingh nous aide à comprendre Toussaint en illustrant ses qualités “créoles” – c’est-à-dire ses capacités syncrétiques qui s’étendaient de culture en culture, de race en race et de langue en langue (il parlait français, créole et Ewe-Fon, la langue de la tribu Allada de son père, et connaissait un peu de latin).
Bien qu’il ait affirmé sa fraternité avec les esclaves d’origine africaine et haïtienne qui étaient en guerre ouverte avec les propriétaires des plantations, il s’est opposé à leurs plans pour débarrasser Saint-Domingue de sa population blanche. Il a soutenu et s’est opposé à la violence, parfois le même jour.
Il comprenait la nouveauté de sa position dans l’histoire en tant que briseur de barrières et ouvreur de portes, mais il s’intéressait toujours aux relations économiques et diplomatiques avec les puissances impériales. Il a commencé comme républicain, avec une loyauté envers la France révolutionnaire, et a fini comme autoritaire en pleine ascension dans une future république des Caraïbes.
Toussaint était avant tout indéfinissable, insaisissable
Toussaint était avant tout glissant, indéfinissable, insaisissable comme l’air, pas nécessairement une chose ou une autre. Certains de ses disciples le considéraient comme un esprit : il semblait apparaître et disparaître à volonté. Quand cela lui convenait, il parlait volontiers à ses ennemis comme s’ils étaient ses amis les plus chers. Et ils le croyaient.
La duplicité était une tactique. Il était suprêmement dangereux, tout en apparaissant aux colons comme le plus rationnel et le plus malléable des rebelles. Tout en soutenant la France, il promulgua une constitution autocratique pour Saint-Domingue sans l’apport français – un acte insurrectionnel, selon la France, pour lequel il n’était pas pardonné.
En réponse à la menace d’indépendance de cette possession française des plus lucratives, Napoléon envoya 20 000 troupes dans l’île. Sur l’un de ces navires se trouvaient les fils de Toussaint, qui avaient étudié à Paris, et même déjeuné de temps en temps avec l’impératrice Joséphine (une autre perle d’information), dont la famille possédait des plantations haïtiennes que Toussaint avait préservées pour eux. Les garçons sont venus avec une lettre de Napoléon – la seule que Toussaint n’ait jamais reçue de lui, bien qu’il lui ait écrit plusieurs fois pour chercher des signes de reconnaissance.
À la maison familiale, les garçons ont remis à Toussaint la note de l’homme le plus important du monde. Après avoir lu quelques lignes d’éloges condescendants de Napoléon, il la jeta. Hazareesingh écrit : “Il a vu clair dans la ruse de Bonaparte… et a dit à ses enfants… que si le Premier Consul voulait vraiment la paix, il n’aurait pas envoyé de navires de guerre”. Il était clair pour Toussaint que Napoléon voulait la guerre et le rétablissement de l’esclavage, et Hazareesingh cite copieusement les plans grotesques, racistes et violents de Napoléon pour rendre l’île à l’autorité française, avec tous ses pièges iniques.
Bien que Toussaint ait vu clair dans cette ruse, il a fini par se faire prendre par une autre : une fausse affirmation d’amitié, un peu comme une feinte de sa propre part. Pour un manipulateur d’hommes aussi brillant, il croyait fermement en l’humanité de l’humanité – surtout si on l’applique aux Français – et se rendit, avec une sécurité inhabituelle, à une réunion où les hommes de Napoléon l’arrêtèrent et l’embarquèrent sur un navire, judicieusement nommé Héros. Il se dirigeait vers la France, l’emprisonnement et une mort longue et lente.
Aucune histoire ne peut rivaliser avec celle de Toussaint
Il n’y a presque aucune histoire qui puisse rivaliser avec celle de Toussaint, comme le prouve le récit passionnant de Hazareesingh. On nous montre exactement comment Toussaint a maintenu la révolution en marche, traversant les montagnes d’Haïti sur son cheval blanc, Bel-Argent, dormant quatre heures par nuit, parfois sur une planche de bois, mangeant presque exclusivement des légumes, ne prenant pas d’alcool, rencontrant des officiels, du personnel et des troupes, écrivant des lettres et des proclamations, dirigeant des batailles, poussant toujours ses hommes et ses femmes à continuer et n’abandonnant jamais.
Il pensait avoir dix pas d’avance sur ses rivaux et ses antagonistes ; il savait en quoi ses manutentionnaires étrangers le sous-estimaient, et il les manipulait et les trompait en utilisant leurs préjugés et leurs mauvais calculs culturels contre leurs propres intérêts. Le Bel-Argent s’enfonce et plonge dans les ravins et les forêts enchevêtrées tandis que son cavalier amène ses troupes d’hommes et de femmes criant, chantant et jouant du tambour à travers les orages et les pluies tropicales pour des escarmouches nocturnes. Parfois, en descendant dans la bataille, ses forces éclatent en chants imprévus de la Marseillaise.
Hazareesingh veut couper à travers les analyses idéologiques rétrospectives des biographies précédentes pour “retrouver le chemin de Toussaint… pour voir le monde à travers ses yeux”. Il y parvient grâce à une écriture narrative forte et à un sens de l’intensité logistique et de la direction personnelle qui étaient nécessaires pour mener une guérilla à part entière sans électricité, transport ou communications radio.
Il nous montre également Toussaint comme s’il était, d’une certaine manière, couvert par le magazine People : il envoie des dizaines de lettres par jour, épuise ses cinq pauvres secrétaires en se débarrassant des lettres de suivi pour assurer la livraison tout en écrivant des billets-doux à ses maîtresses (qui ont presque tous été détruits, avec d’autres objets, lorsque les Français ont envahi Saint-Domingue). Il prend des décisions concernant l’éducation de ses enfants ; il demande des vêtements neufs et propres. Il aime les chevaux et les roses, il aime la musique et il supervise les étudiants en musique.
Par-dessus tout, il appelle affectueusement l’idée révolutionnaire des Haïtiens d’une nation libre dirigée par les Noirs “leur rêve fou, né de leur amour absolu de la liberté”. En attribuant ce rêve fou à ses compatriotes, il le revendique également pour lui-même. Hazareesingh nous donne une image à couper le souffle de la décennie du rêve de Toussaint – un rêve unique en son genre, qui ne doit jamais être oublié, car il attend toujours sa fin.
Écrit par
Amy Wilentz,
Amy Wilentz est une journaliste et écrivaine américaine. Elle est professeur d’anglais à l’Université de Californie, Irvine, où elle enseigne dans le programme de journalisme littéraire. Wilentz était correspondant à Jérusalem pour The New Yorker et est rédacteur en chef collaborateur de The Nation.
Source: https://www.spectator.co.uk/article/toussaint-louverture-the-true-hero-of-haiti