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Les justifications du Dr Fritz DORVILIER à la mission de référendum constitutionnel confiée au CEP

Les justifications du Dr Fritz DORVILIER à la mission de référendum constitutionnel confiée au CEP

Nous publions en intégralité le texte du professeur Fritz DORVILIER qui retrace le référendum dans l’histoire constitutionnelle du pays et justifie la constitutionnalité de la mission référendaire du CEP.

Je réalise actuellement une étude de facture hautement académique sur la place du référendum et donc du peuple dans le constitutionnalisme haïtien. Le constitutionalisme renvoie à la doctrine prescrivant qu’il faut une constitution de manière à empêcher le despotisme, que celle-ci est supérieure aux autres normes juridiques et enfin qu’elle constitue le civilisé et nécessaire ou obligatoire mode d’organisation et de régulation des pouvoirs ou de la vie politique, lequel mode se matérialise par les principes de la séparation des pouvoirs, de la distinction du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués, et du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois [1]. Dans cette optique, le constitutionalisme haïtien consiste en l’acclimatation ou l’adaptation de cette doctrine à la réalité sociopolitique haïtienne.

Je fais alors l’hypothèse que, depuis la Constitution impériale de 1805 jusqu’à celle démocratique de 1987, la souveraineté populaire a été séquestrée par un républicanisme monarchique et excluant, non seulement sous prétexte de l’incompétence intellectuelle et par surcroit juridique du peuple haïtien, mais aussi et surtout en raison de la peur que celui-ci a inspirée aux classes dirigeantes. C’est la raison pour laquelle le référendum, en tant qu’appel légal et civilisé au peuple pour l’impliquer directement dans l’expression et la résolution de problèmes publics [2], a été totalement écarté.

Cela m’amène donc à placer mon mot essentiellement académique dans l’actuel débat public sur le projet politique du Président Jovenel Moïse – il s’agit en réalité du projet de toute la classe politique et de nombreuses associations de la société civile, sauf qu’elles ne veulent absolument pas qu’il soit réalisé par le pouvoir en place – consistant à doter le pays d’une nouvelle Constitution par voie référendaire. Dans cette perspective, je passerai brièvement en revue les référendums auxquels a donné lieu le constitutionalisme haïtien (1), j’analyserai la constitutionnalité de la mission référendaire du nouveau CEP (2) et je rendrai compte des conditions de possibilité du changement de la Constitution de 1987 par voie référendaire (3).

1.Le référendum dans le constitutionnalisme haïtien

Le référendum, c’est-à-dire la participation directe du peuple à la gestion des affaires publiques, a été manifestement exclu dans le constitutionnalisme haïtien. Il est effectivement à rappeler, à la suite du grand historien-politologue Claude Moïse [3], que sur les vingt-deux Constitutions que le pays a connues, seules quatre d’entre elles ont autorisé le référendum, celles de 1918, 1935, 1964, 1983. Aussi, sept référendums ont-ils été réalisés respectivement les 10 et 11 janvier 1928 afin de ratifier les douze amendements à la Constitution de 1918 soumis par le Président Louis Borno et votés par le Conseil d’État le 5 octobre 1927 ; le 2 juin 1935 pour ratifier la Constitution du 20 mai 1935 ; le 29 juillet 1939 pour ratifier les articles de la Constitution de 1935 révisés par l’Assemblée nationale le 29 juin 1939; le 14 juin 1964 pour ratifier la Constitution votée le 25 mai 1964 par l’Assemblée nationale proclamant François Duvalier Président à vie ; le 31 janvier 1971 pour octroyer à François Duvalier le droit de désigner son successeur ; le 22 juillet 1985 pour avoir l’accord du peuple sur l’action du Gouvernement de Jean-Claude Duvalier ou plus précisément sur son nouveau système politique (pluralisme fonctionnel, poste de Premier ministre, liberté de fonctionnement des partis politiques) ; le 29 mars 1987 pour ratifier la Constitution votée le 10 mars de la même année par l’Assemblée constituante.
Ces données historiques montrent clairement que le référendum a été très marginal dans le constitutionnalisme haïtien. Cette marginalisation résultait de la volonté de puissance et de la stratégie politique des dirigeants-constituants, pour ne pas dire constituants dérivés dans la mesure où cette notion me paraît vide sinon usurpatoire, pour s’approprier exclusivement la souveraineté populaire. Ainsi, ils ont transformé celle-ci en souveraineté nationale et l’ont inscrite dans la plupart des Constitutions que le l’État haïtien s’est donné.

Deux prescriptions arbitraires et catégoriques symbolisent cette exclusion politique. La première, apparue sous forme de titre pour la première fois dans la Constitution de 1843, stipule que « La souveraineté nationale réside dans l’universalité des citoyens. L’exercice de cette souveraineté est délégué aux pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ». La seconde, introduite pour la première fois dans la constitution du 22 novembre 1946 – laquelle a surenchéri dans l’offre d’usurpation de la souveraineté populaire en précisant en son article 35 que les trois pouvoirs « forment le Gouvernement de la République, lequel est essentiellement civil, démocratique et représentatif » – impose que « Toute consultation populaire tendant à modifier la Constitution par voie de référendum est formellement interdite ».

C’est la Constitution de 1805, la première de l’ère nationale, qui a inauguré déjà dans son préambule cette entreprise de captation oligarchique de la souveraineté populaire : « Tant en notre nom particulier qu’en celui du peuple d’Haïti, qui nous a légalement constitués les organes fidèles et les interprètes de sa volonté […] Déclarons que la teneur de la présente constitution est l’expression libre, spontanée et invariable de nos cœurs et de la volonté générale de nos concitoyens ». La volonté générale se fut alors totalement incarnée dans la personne de l’empereur qui seul, selon les articles 30 à 37, « fait, scelle et promulgue les lois ; dirige les recettes et dépenses de l’État ; fait la paix et la guerre ; pourvoit à la sûreté intérieure et à la défense de l’État».
Quant à la dernière en date, la Constitution de 1987, malgré sa genèse et sa nature démocratiques, elle fait totalement silence sur la participation directe du peuple à la gestion de la chose publique. En effet, elle ne permet nullement aux pouvoirs publics de consulter la population sur des lois ou sur des sujets d’intérêt public. Elle a par contre repris textuellement, dans un élan paradoxalement réactionnaire, la double prescription catégorique et arbitraire en ses articles 58, 59 et 284-3.

Aussi improbable que cela puisse paraître, c’est l’occupant américain qui avait permis cette participation directe du peuple haïtien en introduisant le référendum dans le constitutionnalisme haïtien par le biais de la Constitution du 12 juin 1918, en ses articles 107 et 128. Et ce en dépit du fait qu’elle ait repris en son titre 3 et ses articles 27 et 28 la vielle et usurpatrice prescription relative à la souveraineté nationale. Ce choix dérivait fort probablement de sa volonté de faire accepter l’indigne occupation étrangère par le peuple ainsi que de réduire la puissance égocentrique et régressive de l’oligarchie nationale. Il est à noter que la Constitution de 1932, laquelle représente en quelque sorte la fin de l’occupation américaine, s’est hâtée d’écarter avec mépris même – suivant la conception libérale capacitaire et aristocratique du gouvernement représentatif – cet acquis véritablement démocratique.

La Constitution de 1935 était revenue sur les acquis de la Constitution de 1918 en prescrivant en son article 55 que « la révision [de la Constitution opérée par l’Assemblée nationale] achevée, le Pouvoir exécutif en est avisé aux fins de la soumettre, dans les trois mois qui suivront, à la ratification populaire ». Aussi, a-t-elle même doublement innové, en son titre 3 et son article 13, sur la problématique de la souveraineté nationale.

En premier lieu, elle ne faisait plus du Pouvoir judiciaire le dépositaire de la souveraineté nationale, ce qui est doctrinalement significative. En effet, en l’absence d’élection des juges, il est hasardeux de proclamer que la souveraineté nationale réside également dans le Pouvoir judiciaire. Néanmoins, comme le rend intelligible Pierre Rosanvallon [4], on peut admettre que la nature et la fonction de ce Pouvoir lui confèrent une certaine légitimité populaire – de réflexivité et d’impartialité –. En second lieu, elle prescrit, à l’alinéa 3 de l’article 13, que « la souveraineté réside dans le peuple qui l’exerce par l’opinion qu’il peut émettre sur toutes les questions l’intéressant et au sujet desquels il est consulté par le chef du pouvoir exécutif ». C’est une innovation majeure dans la mesure où ce n’est que récemment – après la première moitié du siècle dernier – que nombreux États démocratiques ont introduit dans leurs constitutions le référendum sur les textes organisant la vie commune et sur des sujets d’intérêt national.

S’agissant des référendums duvaliériens – l’élection du 30 avril 1961 ayant permis la prolongation du mandat du Président François Duvalier n’était pas vraiment un référendum dans la mesure où il n’a fait que frauduleusement inscrire son nom « Docteur François Duvalier, Président » sur tous les bulletins de vote imprimés au nom des candidats pour les 58 postes de Députés –, on peut dire qu’ils revêtent un caractère particulier. En effet, vu la nature autoritaire et populiste du régime duvaliérien, le recours au référendum n’a été qu’un moyen pour assurer sa survie politique et manipuler le peuple. Ainsi, le dispositif référendaire n’a nullement été un facteur de démocratisation du gouvernement représentatif [5] et de progrès politique. C’est la raison pour laquelle on objecte de nos jours qu’il faut se méfier grandement de cet instrument de démocratie directe. Or, non seulement le système politique mondial qui a permis la pérennisation du régime dictatorial des Duvalier a positivement changé, mais aussi et surtout le peuple haïtien a pu acquérir une certaine maturité politique, ce qui le rend moins manipulable et le pousse à se mobiliser contre d’éventuels pouvoirs autoritaires.

2. La constitutionnalité de la mission référendaire du CEP

Outre sa contestation en raison de la procédure de sa mise en œuvre, laquelle contestation s’avère beaucoup plus politique que juridique – l’article 289-2 de la Constitution de 1987 en vigueur le montre clairement –, d’aucuns estiment que la mission confiée au nouveau Conseil électoral provisoire (CEP) est anticonstitutionnelle. En adoptant une démarche pragmatique, au sens deweyen du terme, je pense plutôt qu’elle s’inscrit dans un contexte de crise institutionnelle et politique profonde qu’il faut résoudre sous peine d’un effondrement total et imminent. Il s’agit effectivement d’un acte politico-juridique du Président Jovenel Moise visant à faire basculer la crise, d’un côté – celui du décès – ou de l’autre – celui de la guérison –, pour emprunter une métaphore médicale, laquelle est savamment explicitée par Myriam Revault d’Allonnes [6]. Autrement dit, cette mission est décrétoire et force donc à dénouer ou à trancher le nœud gordien politique à la fois conjoncturel et structurel.
Les critiques relatives à l’inconstitutionnalité de la mission référendaire attribuée au CEP, me paraissent donc objectivement infondées. Il faut méconnaître la théorie juridique de l’État, pour reprendre le titre du grand livre de Michel Troper [op. cit.], pour avancer cette critique. Car du point de vue de la théorie pure du droit, pour citer Hans Kelsen [7], cette attribution conférée au CEP s’avère plutôt aconstitutionnelle. La différence entre ces deux notions s’avère quand même significative.

Pour faire comprendre la notion d’aconstitutionnalité, je procède d’abord par une comparaison. Le Pouvoir judiciaire est par exemple une institution apolitique du fait de sa nature non partisane ou neutre, mais elle n’est pas antipolitique, dans la mesure où il a une mission fondamentalement politique, au sens qu’il est aussi dépositaire de la souveraineté populaire et participe à la régulation de la vie politique. Il en est de même pour les Forces armées d’Haïti, comme prescrit d’ailleurs par l’article 265 de la Constitution de 1987 en vigueur. C’est dire qu’une institution politique ne saurait être antipolitique. Cependant, de par sa fonction, elle peut se placer en dehors ou au-dessus des rapports politiques partisans. C’est d’ailleurs dans cette problématique que se pose la question de savoir si le Pouvoir judiciaire est vraiment un Pouvoir ou une Autorité, ou autrement si les juges exercent une activité purement juridictionnelle ou politique [8].
Ainsi, la notion d’aconstitutionnalité ou plus précisément de paraconstitutionnalité [9] renvoie à un acte politico-juridique qui n’est ni prévu ni interdit par la Constitution en vigueur, mais qui s’avère nécessaire dans un contexte d’impasse ou de blocage constitutionnel et qui, pour être pris et avoir une force normative, demande une négociation par le biais d’une loi organique ou d’un référendum consultatif.

La mission référendaire du nouveau CEP se révèle alors paraconstitutionnelle dans la mesure où il n’existe nulle part dans la Constitution de 1987 en vigueur une disposition qui interdit aux Pouvoirs exécutif et législatif de proposer et de faire adopter procéduralement une nouvelle Constitution. Ce serait d’ailleurs une absurdité politico-juridique si cette disposition existait. Car une Constitution démocratique ne saurait être absolue et éternelle, ou condamner les nouvelles générations à se soustraire à des normes qu’elles n’ont pas édictées ou qui ne concordent pas avec leurs représentations et leurs besoins spatio-temporels.
La Constitution de 1987 prescrit certes, en ses articles 282 à 284-2, la manière de l’amender ou de la réviser, mais elle n’interdit pas de l’abroger totalement et de la remplacer par une autre. En conséquence, les déclarations d’inconstitutionnalité faites par des acteurs du champ politique et de la société civile ne constituent pas des décisions juridictionnelles ou des jugements ayant acquis l’autorité de la chose souverainement jugée. Tant que ces déclarations ne franchissent sous forme de recours les portes des institutions chargées du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, elles demeurent des jugements de valeur, si vraies seraient-elles, comme l’affirme Hans Kelsen [10]. Il importe par ailleurs de rappeler principiellement que ce que la loi, fusse la loi-mère, n’interdit pas est en quelque sorte permis.

La réalisation du référendum de changement constitutionnel en Haïti se révèle alors moins un enjeu constitutionnel que sociopolitique. D’ailleurs, outre le fait que selon l’article 146 du Décret relatif à l’organisation judiciaire « nul n’est admis à saisir les sections réunies [de la Cour de Cassation] de l’exception d’inconstitutionnalité en dehors d’un litige légalement soumis à un tribunal », tout recours juridictionnel – la juridiction administrative dans le cas d’un recours contre un arrêté – mènerait sans doute à une impasse juridique. Car non seulement les articles 183 et 183-1 de la Constitution de 1987 ainsi que les articles 143 à 148 du Décret du 22 août 1995 relatif à l’organisation judiciaire ont été abrogés lors de l’amendement constitutionnel opéré en 2009, ce qui implique que la Cour de cassation n’est plus le juge de la constitutionnalité des lois ; mais aussi le Conseil constitutionnel n’a pas été institué. De ce fait, le nouvel article 190 ter-8 de la Constitution amendée ne peut pas être juridictionnellement invoqué pour statuer sur le différend. Sinon, la Cour de cassation ne pourra constitutionnellement statuer que sur la recevabilité du recours en inconstitutionnalité.

En outre, convient-il de souligner que, une fois réalisé, la Cour de cassation de même que le Conseil constitutionnel n’auront pas le droit de statuer sur la constitutionnalité des résultats du référendum, compte tenu du caractère supra-constitutionnel de cet instrument constituant l’expression directe de la volonté du peuple. C’est la raison pour laquelle, par exemple, le Conseil constitutionnel de la République française, dans sa décision du 6 novembre 1962, refuse de contrôler les lois adoptées par référendum au motif qu’elles sont l’expression directe de sa volonté. Aussi, la Cour suprême du Canada [11], dans son avis du 20 aout 1998 sur la sécession du Québec a-t-elle refusé de se prononcer sur la demande du gouvernement fédéral au motif qu’il s’agit d’enjeux politiques et qu’elle « n’a aucun rôle de surveillance à jouer sur les aspects de négociations constitutionnelles. De même, l’incitation initiale à la négociation, à savoir une majorité claire en faveur de la sécession en réponse à une question claire, n’est assujettie qu’à une évaluation d’ordre politique, et ce à juste titre. » Selon le politologue François Rocher [12], l’un des trois enseignements essentiels qu’on peut retenir de cet avis ou renvoi, c’est que « un projet de sécession – ou de modification de l’ordre constitutionnel canadien – [est] légitime si celui-ci [est] le fruit de la volonté populaire exprimée dans le cadre d’un référendum exempt d’ambigüités concernant tant la question posée que les résultats obtenus lors d’une consultation référendaire ».

En somme, c’est dire que, selon Dominique Rousseau [13], ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature de la République française et co-directeur de l’École de Droit de la Sorbonne, au sommet du constitutionnalisme ou de « la hiérarchie des valeurs constitutionnelles se trouve la démocratie directe, celle où le peuple décide lui-même de ce qui est bon pour la cité, en dessous la démocratie semi-directe et, tout en bas, la démocratie représentative. Instituer ou généraliser le référendum serait ainsi la voie d’une construction démocratique de l’intérêt général ».

3. Les conditions de possibilité du référendum constitutionnel

L’usage du référendum dans les sociétés démocratiques contemporaines dérive de la crise de la démocratie représentative. En effet, comme l’explique Dominique Rousseau [op. cit., p. 127129], le référendum devient un moyen de démocratiser la démocratie représentative. C’est pourquoi il s’est répandu dans le monde, dans la mesure où plus de mille référendums ont eu lieu dans le monde depuis 1793, date du premier référendum organisé pour ratifier la Constitution de l’an I de la République française. En Amérique Latine, comme l’a recensé Detlef
Nolte [14], il y a eu un total de 388 réformes constitutionnelles partielles (amendements) entre 1978 et 2012 en Amérique latine (18 pays) ainsi que la promulgation de 16 nouvelles Constitutions.

La pratique référendaire s’avère d’autant plus nécessaire, mais certes non suffisante puisqu’elle se base aussi simplement sur le vote et non sur une approche délibérative d’assemblées citoyennes (forums délibératifs), qu’elle tend à combler le vide de plus en plus grand de la démocratie représentative qui, suivant une logique procédurale sophistiquée et grandissante, monopolise l’expression de la volonté générale entre les mains des seuls représentants élus au suffrage universel. D’ailleurs, comme l’a affirmé Carré de Malberg [15], le référendum est le moyen par excellence pour enrayer la puissance parlementaire.
Il faut également noter, encore selon Dominique Rousseau, que la demande de référendum doit être pensée par rapport à ses fonctions civique, au sens particulièrement de Michel Hauriou [16], du fait qu’il ferait prendre conscience aux citoyens de leur responsabilité dans la détermination de la politique de leur pays ; pédagogique, au sens où la campagne référendaire susciterait des débats, des échanges, des discussions favorisant l’intérêt des citoyens pour la chose publique et leur compréhension des enjeux politiques ; politique, dans la mesure où il constituerait un outil utile en cas de crise ou de blocage du système représentatif ; et enfin modératrice par le fait que les représentants chercheraient préventivement à intégrer dans leur politique législatives les demandes, les attentes, les exigences des citoyens afin d’éviter soit l’organisation d’un référendum, soit, s’il y a lieu, d’être désavoués par le peuple.

Toutefois, la force réellement souveraine du référendum est fonction de sa portée. Et celleci varie avec son objet (référendum sur tous ou certains actes de la vie de l’État), son mode (référendum facultatif ou obligatoire), sa procédure (référendum déclenché par les citoyens eux-mêmes, par le Parlement, par le Gouvernement ou par la combinaison d’acteurs), et sa nature (référendum consultatif ou décisionnel).
Ainsi, comme largement étudié et expliqué dans les travaux de sociologie politique, le recours au référendum de changement constitutionnel se révèle souvent fonction d’une situation politique troublée et incertaine. Autrement dit, il prend sens dans un contexte soit de crise politique profonde aboutissant soit à une révolution, soit à un large mouvement social contestataire réformiste.

En ce qui concerne particulièrement la société haïtienne, il est plus que nécessaire qu’elle réintègre le référendum dans son constitutionnalisme afin de libérer le peuple haïtien du carcan de la démocratie faussement représentative. D’autant qu’on a pu constater, durant les trente dernières années, que les représentants du peuple, particulièrement les parlementaires, ne représentaient qu’eux-mêmes ou leurs propres intérêts personnels. Cette réintégration doit donc passer par le changement paraconstitutionnel de la Constitution en vigueur. Car le Parlement haïtien ne permettra jamais la réforme en profondeur de la Constitution de 1987 – par exemple le changement du régime politique, le retour au monocaméralisme, l’élimination des pouvoirs locaux collégiaux, l’introduction du référendum d’initiative citoyenne dans la Constitution –, du fait qu’elle le place au centre du champ politique haïtien et lui attribue presque tous les pouvoirs d’État.

De ce fait, grâce au dysfonctionnement du Parlement, le changement paraconstitutionnel de la Constitution de 1987 doit être effectué avec ou sans l’actuel Président de la République, pour reprendre la fameuse expression de mon feu ami et brillant collègue le professeur Monferrier Dorval lâchement assassiné. À cet égard, je dois toutefois faire deux remarques. Premièrement, la nouvelle Constitution n’impliquera pas automatiquement le changement de la culture politique haïtienne et n’éliminera pas subséquemment les luttes radicales de pouvoir qui caractérisent le champ politique haïtien, étant donné qu’il n’y a pas de génération spontanée et qu’on ne change pas la société par décret, pour reprendre le titre du livre de Michel Crozier [17]. Deuxièmement, il faut reconnaître que des actes paraconstitutionnels – décrets-lois, consultations populaires, nominations de certains hauts cadres sans approbation du Sénat du fait de son dysfonctionnement, etc. – pris par un Président légalement et démocratiquement élu possède largement plus de légitimité que ceux pris par un Président provisoire ou intérimaire issu d’une rébellion armée ou d’un vacuum politique. D’autant que dans la pratique, les Gouvernements provisoires, s’arrogeant les mêmes voire plus de prérogatives de puissance publique que les Gouvernements légaux-légitimes, se révèlent une très mauvaise pédagogie démocratique.

C’est dire que, constatant des vides ou silences textuels [18] de la Constitution de 1987 sur de nombreuses questions fondamentales, comme celle du pouvoir et de la procédure de changement de la Constitution, le Président Jovenel Moïse – comme cela aurait pu être le cas des Présidents Jean-Bertrand Aristide et René Préval –, en tant qu’élu du peuple, a largement plus de légitimité pour édicter des normes paraconstitutionnelles que les anciens Présidents provisoires ou intérimaires ainsi que celui qui sortira de l’éventuelle transition politique farouchement réclamée par ses opposants. Ne pas le reconnaitre, c’est dévaloriser le suffrage universel, pervertir davantage la démocratie représentative et normaliser l’instabilité politique.

Cette démarche paraconstitutionnelle doit être néanmoins assortie, dans ce contexte de passion et de polarisation politiques exacerbées, d’une condition nécessaire, celle d’une « convention constitutionnelle » [19]. Celle-ci s’entend comme un accord non juridiquement fondé, donc informel, entre des acteurs politiques afin de répondre à une question fondamentale non prévue ou mal traitée par la Constitution en vigueur. Elle s’opère soit pour combler des vides ou silences textuels de celle-ci, soit pour la changer complètement. En d’autres termes, la réalisation et la réussite du projet de changement de la Constitution de 1987 par voie référendaire dans cette conjoncture politique de crise, exigent un « compromis constitutionnel » [20].
En effet, en sortant du positivisme normatif classique selon lequel une norme dont la création n’est pas totalement déterminée par une autre norme ne saurait appartenir à un ordre juridique, et tenant compte du fait que le Droit est souvent saisi à juste titre par la politique, ce compromis me semble être le meilleur moyen pour parvenir à doter le pays d’une nouvelle Constitution. Ce consensus nécessite lui-même la bonne volonté, le dépassement partisan et le sens de l’intérêt général, notamment de la part des acteurs de l’opposition qui persistent à refuser d’entrer en pourparlers avec le Président Jovenel Moïse. Or si ces opposants parviennent à conquérir par un moyen quelconque le Pouvoir, ils feront également face à une opposition acharnée. Ce qui, de toute évidence, impliquera la persistance de l’instabilité politique et l’approfondissement de la pauvreté dans le pays.

En fin de compte, il est indéniable que la Constitution de 1987 est le résultat d’une demande populaire de changement de l’État [21]. Cependant, il faut reconnaître que ses failles sont béantes et ses conséquences handicapantes pour l’équilibre et le bon fonctionnement des trois Pouvoirs souverains de l’État. Aussi, outre la rigidité de la procédure d’amendement qu’elle s’édicte, usurpe-t-elle au peuple haïtien, au profit de ses représentants, son pouvoir souverain de donner directement ses opinions et de faire des choix sur des questions d’intérêt général par l’entremise du référendum, comme c’était prescrit par les Constitutions de 1918 et 1935. C’est pourquoi il faut l’abroger et la remplacer par une nouvelle Constitution beaucoup plus réaliste et complète. Néanmoins, si on parvient à réaliser, d’une manière ou d’une autre, le référendum afin de doter le pays d’une nouvelle Constitution, c’est le verdict des urnes, en l’occurrence la liberté, l’honnêteté et le taux de participation du scrutin, qui déterminera sa valeur démocratique.

Références bibliographiques
[1] Michel Troper, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, Paris, 1994, p. 203-221.
[2] John Dewey, Le public et ses problèmes, Gallimard, Paris, 2010.
[3] Claude Moise, Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Tome 1, Port-au-Prince, 2009, p. 397-400.
[4] Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique : impartialité, réflexivité et proximité, Seuil, Paris, 2008, p. 243-264.
[5] Bernard Manin, Principes du Gouvernement représentatif, Flammarion, Paris, 2012.
[6] Myriam Revault d’Allonnes, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Seuil, Paris, 2012, p. 19-20.
[7] Hans Kelsen, Théorie pure du droit, Dalloz, Paris, 1962.
[8] Michel Troper, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, Paris, 1994, chapitre VI, p. 95-105.
[9] Patrick Tillon, « Une constitution en désuétude. Les réformes paraconstitutionnelles et la déhiérarchisation de la Constitution du Canada », in Louise Lalonde et Stéphane Bernatchez (dir.), La norme juridique reformatée. Perspectives québécoises des notions de force normative et de sources revisitées, Éditions Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, Sherbrooke, 2016 ; Patrick Taillon, « Le référendum comme instrument de réforme paraconstitutionnelle au
Québec et au Canada », in Michel Seymour (dir.), Repenser l’autodétermination interne, Thémis, Montréal, 2016, p. 269-270 ; Amélie Binette et Patrick Taillon (dir.), La démocratie référendaire dans les ensembles plurinationaux, Presses de l’Université Laval, Québec, 2018.
[10] Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996, Chapitre 48, p. 249-251.
[11] Cour suprême du Canada, Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998, 2 R.C.S 217.
[12] François Rocher, « Les incidences démocratiques de la nébuleuse obligation de clarté du Renvoi relatif à la sécession du Québec, in Patrick Taillon et Amélie Binette (dir.), La démocratie référendaire dans les ensembles plurinationaux, Presses de l’Université Laval, Québec, 2018; cité par Dave Guenette et Alain-G. Gagnon, « Du référendum à la sécession : le processus québécois d’accession à la souveraineté et ses enseignements en matière d’autodétermination », Revista Catalana de Dret Public, No 54, 2017, p. 100-117.
[13] Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, Seuil, Paris, 2015, p. 123-124.
[14] Detlef Nolte, « Réformes constitutionnelles en Amérique latine », Carlos Miguel Herrera (dir.), Le constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui : entre renouveau juridique et essor démocratique ?, Éditions Kimé, Paris, 2015, p. 55-81.
[15] Raymond Carré de Malberg, La loi, expression de la volonté générale, Economica, Paris, 1984, p. 228.
[16] Michel Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Sirey, Paris, 1923, p. 550.
[17] Michel Crozier, On ne change pas la société par décret, Grasset, Paris, 1979.
[18] Dave Guénette, « Le silence des textes constitutionnels canadiens : expression d’une constitution inachevée », Les Cahiers de droit, Vol. 56, No 3-4, Septembre-Décembre 2015, p. 411-446.
[19] Pierre Avril, Les conventions de la Constitution. Normes non écrites du droit politique, PUF, Paris, 1997 ; Jane Suiter, et. al., « La première convention constitutionnelle irlandaise (20132014) : un dispositif délibératif à forte légitimité », Participations, 2019/1, No 23, p. 123-146.
[20]. Jean-Luc Engoutou, « Le compromis constitutionnel dans les États d’Afrique noire francophone », Revue française de droit constitutionnel, 2020/1, No 121, p. 141-165 ; Paterne Mambo, « Les rapports entre la Constitution et les accords politiques dans les États africains : Réflexions sur la légalité constitutionnelle en période de crise », Mc Gill Law Journal, 574 (4), 2012, p. 921-952.
[21] Fritz Dorvilier, « Introduction », in Fritz Dorvilier (dir.), L’amendement de la Constitution de 1987 : enjeux, limites et perspectives, C3 Éditions, Port-au-Prince, 2012, p. 13-20 ; Michel Hector, Crises et mouvements populaires en Haïti, Presses nationales d’Haïti, 2e éditions, Portau-Prince, 2006.

Fritz DORVILIER,
Docteur en Sciences sociales (Développement-Population-Environnement), Sociologue, juriste,
Professeur-chercheur à l’UEH.-

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